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jeudi, 04 février 2021

La fascinante histoire du thé indien - 4/5

Le thé et les castes. Les musulmans de l’Inde ont toujours eu une forte tradition de manger au restaurant ou d’acheter de la nourriture chez des cuisiniers de bazar, mais les hindous de haute caste préféraient traditionnellement manger à la maison. C’est que chaque caste a ses restrictions et habitudes alimentaires et elles risquent d’être enfreintes en mangeant à l’extérieur ; ce qui peut avoir pour conséquence d’être rejeté par d’autres membres de sa caste. En général, les femmes sont beaucoup moins prêtes à abandonner les restrictions de caste que les hommes. Pour elles, qui ne sortent traditionnellement que peu de chez elles, et encore moins du village, enfreindre une règle de caste signifie la perte probable de parents et d’amis. En revanche, les hommes ont beaucoup à gagner d’échanges sociaux libres avec leurs collègues.

Peut-être ceci explique qu’encore aujourd’hui, beaucoup d’Indiens recherchent au restaurant la « ghar ka khana » (c’est l’oxymore indienne par excellence : on veut manger dehors la même chose qu’à la maison). On voit des restaurants avec l’enseigne « pure veg » qui signifient qu’ils n’offrent que de la nourriture végétarienne (on notera au passage l’emploi de l’adjectif « pur », on revient toujours aux histoires de pureté castéistes) ; on m’a dit une fois qu’ils étaient seulement tenus par des brahmanes mais je ne trouve rien qui corrobore cette affirmation. Dernier exemple, les employés de bureau de Bombay peuvent se faire livrer un déjeuner fait maison sur leur lieu de travail. Ce service est censé avoir été lancé par un Anglais au 19ème siècle qui s’est arrangé pour que son porteur apporte le déjeuner à son bureau. 5 000 dabba wallahs livrent ainsi (en train, en vélo et à pied) quelques 100 000 déjeuners chaque jour (voir l’excellent film The Lunch Box sur le sujet).

Le thé aurait alors émergé comme un fédérateur, même si le mot est un peu fort. L’étal ou l’échoppe de thé se serait alors peu à peu développé comme « terrain neutre » du village où des Indiens de différentes religions et des hindous de différentes castes pouvaient se retrouver. Ils offraient aux hommes un espace séparé et compartimenté où ils pouvaient former des amitiés et des alliances intercommunautaires et intercommunautaires sans nécessairement affecter leur position traditionnelle dans le village. Et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le thé en tant que denrée alimentaire étrangère, se situe en dehors des classifications ayurvédiques et n’est donc classifié comme ni pur ni impur. Cette neutralité du thé facilite le partage en toute impunité avec les membres d’une caste normalement rejetée comme partenaire de consommation ou de boisson. Ensuite, le thé en Inde est souvent servi dans de petites tasses en terre cuite qui sont écrasées sur le sol une fois qu’elles ont été utilisées. Cela garantit que personne ne puisse être pollué en buvant dans un récipient rendu impur par la salive d’une autre personne.

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Fin

Sources : Curry, A tale of cooks and conquerors de Lizzie Collingham, 2005 ; Feasts and Fasts – A History of Food in India de Colleen Taylor Sen, 2015 ; Eating India de Chitrita Banerji, 2007

mercredi, 03 février 2021

La fascinante histoire du thé indien - 3/5

Les Indiens et le thé. Si le thé était la boisson nationale anglaise depuis la fin du 18ème siècle, les Indiens ne buvaient toujours pas de thé eux-mêmes à la fin du 19ème siècle.

Mais ils buvaient quoi alors les Indiens s’ils ne buvaient pas de thé ? Et bien de l’eau ! Les riches musulmans buvaient aussi du café, qui a probablement été amené dans le sud de l’Inde par les marchands arabes avant le 17ème siècle. (Par la suite, le café (filter coffee ou infusion de café obtenue par percolation de poudre de café finement moulue et mélangée à du lait moussé et bouilli à l'infusion) se démocratisa dans cette région et les Anglais ouvrirent la première grosse plantation organisée dans le Karnataka dans les années 1830.) Dans le nord de l’Inde, les villageois buvaient également du lassi et du babeurre (buttermilk), un sous-produit obtenu lors de la fabrication du ghee (beurre clarifié), en barattant le yaourt et en récupérant le liquide. Ils buvaient également des jus de fruits comme le nimbu pani, jus de citron vert mélangé avec de l’eau et du sel et/ou du sucre.  S’ils voulaient quelque chose de plus fort, ils buvaient de l’arrack (boisson alcoolisée distillée à partir de la fermentation de fruits, de riz, de canne à sucre, de sève de palmier ou de sève de cocotier) ou du toddy (grog ou cocktail fait d’alcool, d’eau, de miel, d’herbes et d’épices, et servi chaud).

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Rural folk sing and dance in an advertisement for Brooke Bond 'Kora Dust', 1920s-1930s. Source

Or, en 1901, l’Indian Tea Association a réalisé que son plus gros marché était en fait sous ses yeux et a étendu sa campagne de marketing au sous-continent avec pourtant peu de résultats jusqu’en 1914. Voici les actions qu’elle a mise en place afin de convaincre les Indiens de boire du thé :

- Emploi d’1 surintendant et de 2 « voyageurs européens intelligents » qui écumaient l’Inde en rendant visite aux épiciers ;

- Livraison de thé liquide dans les bureaux ;

- Au cours de la 1ère guerre mondiale, des étals de thé furent installés dans les usines, les mines de charbon et les filatures de coton où cette boisson sut déduire les ouvriers assoiffés. C’est d’ailleurs pendant la guerre que les propriétaires d’usines prirent conscience des bienfaits obtenus en prenant un peu soin de leurs travailleurs, notamment en leur laissant des pauses-thé – la « cantine de thé » fut établie en 1919 comme « un élément important d’une entreprise industrielle » ;

- Chemin de fer : des vendeurs furent équipés de bouilloires, de tasses et de sachets de thé et postés aux principaux carrefours ferroviaires du Pendjab et du Bengale (garam chai ! Hindu pani ! Muslim pani ! Chaque religion avait son étal de thé, pour des questions de pureté). Ce thé (chai) contenait plus de sucre et de lait (et ensuite des épices) que préconisé par les Européens, mais c’est ainsi qu’il séduisit les Indiens du Nord, et notamment les travailleurs affamés de protéines (1 tasse = 40 calories). Ça ne plut pas vraiment aux Anglais car le thé épicé a tendance à utiliser moins de feuilles de thé mais bon, on ne peut pas gagner sur tous les terrains ;

- Les échoppes de thé se développèrent mais doucement, notamment parce que les femmes refusaient d’y aller ;

- Démonstrateurs de thé : ils choisissaient un quartier dans chaque ville et pendant 4 mois, ils visitaient chaque maison, rue par rue, tous les jours à la même heure, pour montrer comment préparer le thé correctement. Mais il leur fallut gérer une certaine hostilité : contre les démonstrateurs hindous dans les ménages musulmans, contre les non-brahmanes dans les ménages brahmanes (ils finirent d’ailleurs par n’employer que des brahmanes parce ce comme ils sont au sommet de l’échelle castéiste, tout le monde peut manger la nourriture qu’ils cuisinent), contre la présence d’hommes dans des cuisines etc. ;

- Lors de la 2nde guerre mondiale, des fourgons de thé spéciaux ont été mis en place pour ravitailler les troupes indiennes et anglaises.

Àprès plus de 35 ans d'une campagne intensive (!!) la fin de 1936, les villageois indiens étaient habitués au thé. En 1945, même les sans-abri vivant dans les rues de Calcutta buvaient du thé. Mais en 1955, la consommation par habitant en Inde n’était que d’environ 0,23 kilos, contre 4,54 livres en Grande-Bretagne.

En 2016, l’Inde, avec 24% de la production mondiale était derrière la Chine (38%) et devant le Kenya (8,6%) (source). Avec 19% de la consommation mondiale, l’Inde était derrière la Chine (38,6%) (source). Pour autant, elle n’occuperait que la 28ème place du classement mondial de consommation par habitant, avec 0,33 kilos consommés par an (source)

À suivre...

mardi, 02 février 2021

La fascinante histoire du thé indien - 2/5

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‘Tea First Hand.’ Advertisement for United Kingdom Tea Company. May 1895. Tea and Coffee 4 (52), John Johnson Collection of Printed Ephemera, Bodleian Library, University of Oxford, Oxford, UK. Source

Les Anglais, le thé et l’opium. Catherine de Bragance (1638-1705), princesse de Portugal, apporta dans sa dot l’île de Bombain (future Bombay) lorsqu’elle épousa en 1661 Charles II d’Angleterre. Et c’est elle qui popularisa le thé auprès de l’élite britannique. À cette époque, la cour portugaise, contrairement à la cour britannique, avait déjà l’habitude de boire du thé, peut-être en raison des liens commerciaux du Portugal avec la Chine. Quand Catherine débarqua à Londres après un long voyage en mer et demanda une tasse de thé pour se rafraîchir, on ne put que lui offrir un verre de bière ! Une centaine d’année plus tard, à la fin du 18ème siècle, le thé était devenu LA boisson britannique ; il avait remplacé le verre de vin doux que les femmes aristocratiques avaient l’habitude de boire avec un biscuit l’après-midi.

Les Anglais s’approvisionnaient alors en Chine. Le problème c’est qu’ils n’avaient pas grand-chose à offrir en échange qui intéresse les Chinois jusqu’à ce que… ils découvrent leur faible pour l’opium. L’opium aurait été introduit en Inde par les Arabes au 7ème siècle, ou par les troupes d’Alexandre le Grand 3 siècles avant notre ère même si sa culture ne s’y serait développée que vers le 9ème siècle. « Sous le règne des Grands Moghols, empereurs musulmans des Indes du 16ème au 18ème siècle, la culture du pavot et le commerce de l’opium devinrent le monopole de l’État. L’opiophagie, déjà très répandue chez les Turcs, les Perses et les Indiens, se développa alors, puis l’habitude de le fumer, importée de Java et de Formose. Son usage se généralisa ensuite en Chine. La Reine Elizabeth I d’Angleterre, quant à elle, dépêchait vers 1606 des navires entiers afin d’acheminer vers son royaume le meilleur opium indien. Or les Chinois trouvaient le pavot étranger, surtout celui du Bengal, bien meilleur que le leur. (source) Tellement meilleur que le Gouvernement chinois a dû finir par intervenir.

En 1729 l’empereur de Chine interdit, en vain, les importations d’opium. En 1833, la British East India Company perdit le monopole du commerce chinois et en 1837, elle perdit tous ses privilèges. Les Anglais reçurent l’ordre de vider la rade de Canton de tous leurs navires contenant de l’opium et l’interdiction d’exporter depuis Calcutta. S’ensuivent alors les 2 guerres de l’opium (1839-1860) opposant la Chine à la Grande-Bretagne (surtout). La Chine perdit, la consommation d’opium est légalisée et elle finit elle-même par augmenter sa production nationale d’opium. En 1906, plus de 40 000 tonnes d’opium étaient produites dans le monde, dont 85% en Chine. Dès 1906, une campagne chinoise vise à réduire la consommation d’opium, avec un certain succès qui se confirmera dans les décennies suivantes jusqu’à ce que des gouvernements plus « musclés » n’interviennent. Aujourd’hui, la production mondiale d’opium a atteint 10 500 tonnes en 2017 (soit 65% de plus qu’en 2016), chiffre le plus élevé depuis le début des années 2000. L’Afghanistan se taille la part du lion avec une production de 9 000 tonnes. (source)

Pendant que la Grande-Bretagne se battait avec la Chine, elle décida sagement de commencer à sécuriser une autre source de thé. Et pourquoi pas l’Inde ?? Ce fut plus vite dit que fait – comme la plupart des entreprises en Inde qui ne payent que sur le long terme, et demandent beaucoup de patience et persévérance. Les Britanniques décidèrent d’essayer d’abord en Assam, mais ils snobèrent la plante indigène que des certains Bruce et Charlton avaient identifiée comme compatible pour la production de thé. À la place ils envoyèrent en Chine un émissaire, G. J. Gordon, pour collecter des plants et recruter des Chinois qui savaient faire du thé – même si les Européens achetaient du thé aux Chinois depuis plus de 2 siècles, ils n’étaient pas très au fait des méthodes de production, en partie parce que les Chinois en gardaient jalousement le secret. Mais Gordon réussit à faire passer en Inde 80 000 plants de thé (en 1835) et 2 producteurs chinois (en 1837). Malheureusement les résultats furent mitigés, d’une part parce que les Assamais, dont les terres avaient été réquisitionnées pour créer des jardins de thé, refusèrent de travailler dans la culture du thé, et d’autre part parce que les plantes chinoises ne prirent pas vraiment racines. Les Britanniques se dirent alors que les plantes indigènes étaient en fait tout à fait adaptées au thé, mais un peu trop tard : celles-ci s’étaient entre-temps croisées avec les plantes chinoises, ce qui donnait un hybride inférieur. Enfin, en 1853, le thé d’Assam versa son premier dividende. Et ce n’est que dans les années 1870 (soit près de 40 ans plus tard), que l’industrie du thé en Inde se stabilisa et réussit enfin à produire du thé de bonne qualité.

Dès lors, les producteurs de thé indien cherchèrent à écouler leur production. Dans les années 1880, ils lancèrent une vigoureuse campagne de marketing mondial lors des différentes expositions coloniales. En 1909, le thé était associé dans les esprits britanniques à l’Inde à tel point qu’il était rentable d’employer un Indien rien que pour le poster devant un café londonien en guise de publicité. Si en 1870, plus de 90% du thé bu en Grande-Bretagne provenait de Chine, en 1900, ce chiffre étaient tombé à 10% (50% provenait d’Inde et 33% de Ceylan).

À suivre...