Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 04 novembre 2014

Faire du business en Inde

inde,faire du business en inde,les echos,businessUn article Des Echos du 8/10/2014, du journaliste Patrick de Jacquelot, Correspondant à New Delhi. Ici en PDF et le lien sur le site du journal. 

Sensations fortes et réels dangers attendent les entreprises qui se lancent sur le colossal marché indien. Améliorer le climat des affaires constitue un des plus grands défis du nouveau gouvernement. 

 

Quand nous achetons des composants à Bangalore pour les utiliser dans une usine à Hyderabad, à 500 kilomètres de là, le coût du transport et des taxes intérieures est tel qu’il est parfois plus rentable de les expédier de Bangalore en Europe puis d’Europe à Hyderabad, raconte-t-on au siège indien d’une grande entreprise française de technologie. Bien sûr, ce sont des cas particuliers, mais en Inde tous les cas sont particuliers ! » 

 

Quand le Premier ministre, Narendra Modi, a lancé en fanfare le 15 septembre sa campagne « Make in India », destinée à convaincre les industriels du monde entier d’investir et de produire dans le pays, ce n’est pas à ce genre de caractéristiques de la vie des affaires en Inde qu’il pensait. Son plaidoyer portait plutôt sur la taille du marché et ses perspectives de croissance. Pourtant, parmi les grands patrons indiens et étrangers conviés à prendre la parole, plusieurs sont allés au-delà des hommages de rigueur rendus à la clairvoyance du nouvel homme fort de l’Inde, et ont rappelé que travailler dans le pays n’est pas une sinécure : infrastructures, droit du travail, fonctionnement de l’administration, qualification de la main-d’œuvre, tous ces domaines demandent à être sérieusement améliorés si l’industrie doit prospérer, ont-ils respectueusement suggéré. Le Premier ministre en est convenu, déplorant la position de l’Inde au 134eme rang sur 189 pays dans le classement Doing Business* de la facilité à faire des affaires, établi par la Banque mondiale. L’administration a été sensibilisée au problème par ses soins et le gouvernement va s’y attaquer assidûment, a-t-il promis. 

 

Il y a de quoi faire. A la mi-septembre, trois PDG de multinationales de premier plan – ceux de l’opérateur télécoms britannique Vodafone, de son compatriote le groupe pétrolier BP et du constructeur automobile Honda – ont critiqué publiquement les problèmes qu’ils rencontrent en Inde. Le mois dernier également, le classement annuel du World Economic Forum** a mis l’Inde au 71eme rang, en chute de onze places sur un an. Quant au classement de la Banque mondiale, qui fait autorité en la matière, même si les critiques méthodologiques ne manquent pas, il est donc particulièrement peu flatteur pour le pays. Non seulement l’Inde y est très mal placée (à titre de comparaison, elle figure une quarantaine de places derrière la Russie et la Chine), mais elle se situe dans les tout derniers rangs dans quatre des dix sous-indicateurs qui composent l’indice Doing Business : créer un business, obtenir un permis de construire, payer ses impôts, faire respecter un contrat devant la justice. Il y a un « paradoxe indien », estime KPMG dans une étude consacrée à la question : le pays « connaît une des plus fortes croissances dans le monde, mais figure parmi les plus mal placés dans le classement de la Banque mondiale ». Et le consultant d’énumérer les « problèmes critiques » que sont « la difficulté à se procurer des terrains, les infrastructures inadéquates, le manque d’électricité, les lois sociales contraignantes, la réglementation fiscale, le manque de gouvernance et de transparence, et les processus pour obtenir les autorisations ». 

 

Des remèdes surréalistes 

De fait, les hommes d’affaires étrangers actifs en Inde regorgent d’anecdotes sur les difficultés qu’ils rencontrent dans leurs opérations, même s’ils ne s’expriment pas ouvertement. La difficulté à créer une affaire, pour laquelle le pays se classe 179 sur 189, est soulignée par tous, de même que les problèmes qui apparaissent dans la gestion courante. La formule couramment pratiquée du joint-venture entre une société étrangère et un partenaire indien est source de sérieuses difficultés. « Au début, ça se passe très bien, explique Delphine Gieux, avocate du cabinet UGGC qui conseille depuis dix ans les entreprises françaises dans leurs activités en Inde, mais dès que des difficultés apparaissent, parce que le “business plan” était trop optimiste, par exemple, des attitudes radicalement opposées s’affrontent : le Français va vouloir réinvestir pour jouer sur le long terme, le partenaire indien voudra sabrer les coûts pour revenir à l’équilibre le plus vite possible. » Les exemples de coopérations ayant mal tourné sont légion, depuis Renault avec Mahindra jusqu’à SEB avec Maharaja Whiteline. Autres « contraintes énormes » mises en avant par l’avocate : celles qui résultent du contrôle (partiel) des changes. Par exemple, souligne-t-elle, « il est interdit aux maisons mères étrangères de prêter à leur filiale indienne pour ses besoins courants. C’est très pénalisant quand il y a une difficulté provisoire ». 

 

Les démêlés des entreprises avec l’administration quand il s’agit d’obtenir un permis de construire (l’Inde est 182 dans ce domaine selon la Banque mondiale !) ou les innombrables permis rythmant leur vie quotidienne sont légendaires. L’hôtel Ibis du groupe Accor vient d’ouvrir ses portes dans la cité hôtelière de l’aéroport de Delhi avec quatre ans de retard. La raison : la police a « découvert » longtemps après le lancement de la construction de cette zone qui concentre seize hôtels que des terroristes pouvaient utiliser des chambres situées près des pistes pour tirer sur les avions. Les remèdes les plus surréalistes ont été envisagés, allant jusqu’à l’édification de murs de douze mètres de haut, avant que des solutions plus réalistes soient acceptées. L’inventivité de l’administration se manifeste dans tous les domaines. 

 

L’été dernier, elle a imposé que des étiquettes rédigées selon des normes indiennes soient appliquées sur les produits agroalimentaires importés en Inde, en refusant que des étiquettes conformes soient simplement ajoutées. Résultat : des groupes comme Pernod-Ricard ont vu leurs stocks déjà présents en Inde devenir invendables, leurs conteneurs arrivant dans le pays être bloqués par les douanes et ont dû importer à grands frais des caisses de bouteilles par avion pour ne pas se trouver en rupture de stocks. 

 

Dans le domaine de la fiscalité (où l’Inde vient au 158eme rang), les histoires d’horreur abondent aussi. La plus connue est celle de Vodafone, à qui le fisc indien réclame depuis des années plusieurs milliards de dollars au titre des plus-values réalisées sur une ancienne opération. La Cour suprême ayant jugé cette demande du fisc totalement infondée, le gouvernement de l’époque n’a pas hésité à faire voter une loi rétroactive sur des dizaines d’années pour étayer sa demande, et l’affaire est toujours pendante. Le groupe français Sanofi fait l’objet d’une demande similaire du fisc indien pour son acquisition d’une filiale de Mérieux. Globalement, note Sumit Khosla, directeur général en Inde de la société de conseil Accuracy, « la situation fiscale est difficile à appréhender, notamment pour la fiscalité indirecte qui est très complexe, même pour les spécialistes. Ça oblige à travailler dans un certain flou administratif, les Occidentaux n’aiment pas ça ». 

 

Gagnant-perdant 

La situation est pire encore pour tout ce qui touche aux recours en justice pour faire respecter un contrat, domaine où l’Inde se classe 186 sur 189 pays. Là, souligne Sumit Khosla, « le problème n’est pas l’absence de cadre juridique, l’Inde est un pays de droit et tous les mécanismes sont là. Mais les tribunaux sont complètement engorgés et quand il y a un problème, c’est parti pour la vie ! ». 

 

Au-delà des indicateurs concrets de la Banque mondiale, faire des affaires en Inde, c’est aussi se heurter à des différences culturelles. La rudesse des mœurs indiennes en la matière surprend souvent les Occidentaux, habitués à des pratiques plus policées. « La difficulté majeure, analyse le responsable en Inde d’une entreprise française active dans les technologies de pointe, c’est que les hommes d’affaires indiens ne connaissent pas la notion de relation gagnant-gagnant. Pour eux, il faut qu’il y ait un gagnant et un perdant. Ça oblige à se méfier en permanence des partenaires, des clients, des fournisseurs et des collaborateurs. » Concrètement, Delphine Gieux conseille à ses clients de « garder toujours la maîtrise totale des circuits de l’argent » dans leur filiale indienne. Ce qui veut dire que, « idéalement, le directeur financier doit être un expatrié ». 

 

Un point délicat, enfin : si la difficulté à faire des affaires est la même pour tous, Indiens et étrangers, les premiers disposent d’un moyen éprouvé pour arranger les problèmes, notamment pour ce qui touche aux administrations : la corruption. Les hommes d’affaires étrangers s’expriment peu sur une question qui les met profondément mal à l’aise : ils ne maîtrisent pas les « usages » en la matière et ont en général interdiction formelle de la part de leur hiérarchie d’accepter de telles pratiques. Quitte à déléguer la sale besogne à leurs avocats ou autres cabinets conseils. Mais un sondage réalisé par KPMG*** sur « les problèmes clefs pour gérer et faire croître un business en Inde » donne une réponse limpide : la corruption arrive largement en tête des réponses. 

 

Dans un climat des affaires aussi difficile, certains ont la tentation « d’aller voir ailleurs », selon l’expression du responsable pour l’Inde d’un groupe industriel français. Pendant l’été, Carrefour et Auchan ont quitté le pays. En avril dernier, le géant pharmaceutique japonais Daiichi Sankyo a soldé sa désastreuse aventure indienne en revendant sa filiale Ranbaxy. De tels exemples demeurent cependant rares. Vodafone, BP et Honda, les trois groupes qui ont critiqué récemment les problèmes de l’environnement des affaires en Inde, y investissent massivement. Car, au bout du compte, souligne un patron français de Delhi, après avoir énuméré tout ce qui lui empoisonne l’existence, « ce qui sauve ce pays, c’est sa taille. Il n’y en a pas d’autres où l’on trouve les mêmes chiffres potentiels ». 

 

Autant dire que les initiatives promises par Narendra Modi pour faciliter les achats de terres, mettre l’administration en ligne, assouplir le droit du travail ou unifier la fiscalité indirecte seront suivies de très près par la communauté des hommes d’affaires étrangers en Inde. Sans trop d’illusions quant à la capacité du gouvernement à faire s’évaporer les obstacles en tout genre. Est-ce si surprenant ? Après tout, les conquistadors qui ont effectivement profité des richesses de l’Eldorado sont ceux qui ont survécu aux flèches empoisonnées, à la jungle, aux animaux sauvages et aux fièvres. 

 

inde,faire du business en inde,les echos,business

 

* http://www.doingbusiness.org/rankings 

** http://www3.weforum.org/docs/WEF_GlobalCompetitivenessReport_2014-15.pdf  

*** http://www.kpmg.com/IN/en/IssuesAndInsights/ArticlesPublications/Documents/KPMG-CII-Ease-of-doing-business-in-India.pdf